Malgré les difficultés, le Textile tire son épingle du jeu

Article publié dans Réalités N° 2052 – Du 29 mai au 11 juin 2025, signé par Khadija Taboubi
Le secteur Textile & Habillement se positionne comme l’un des piliers de l’industrie tunisienne et conserve, depuis toujours, une place de choix dans l’économie nationale. Il regroupe environ 1500 entreprises, entre TPE, PME et grandes entreprises. 85 à 87 % de ces entreprises sont totalement exportatrices alors qu’environ 13 % travaillent sur le marché local. Avec près de 160 mille postes d’emploi, le secteur a vu ses exportations progresser, atteignant 3 milliards d’euros au titre de l’année 2024, alors que les importations (industrie textile) sont d’environ 1,4 milliard de dinars. La contribution au PIB se situe autour de 5,5 % durant les dernières années, plaçant le secteur parmi les secteurs les plus efficaces tant au niveau économique que social. Haithem Bouagila, président de la FTTH, revient avec clarté sur les réalités actuelles du secteur textile en Tunisie : état des lieux, défis et opportunités.
Il s’agit, selon le président de la FTTH, d’un secteur clé et d’un domaine d’activité stratégique, mais qui fait face à une multitude de problèmes plus importants les uns que les autres :
« Dans le cycle de vie d’une entreprise, il y a toujours des moments de déclin, de stagnation et de croissance. D’un côté, il y a l’incertitude mondiale géopolitique (conflits armés, tensions politiques et nouvelles mesures tarifaires annoncées par les États-Unis) qui aura sans doute un effet sur notre économie et c’est déjà le prix de la mondialisation. Et comme tous les pays du monde, la Tunisie doit subir l’effet d’un monde en ébullition et sous une grande tension et de bouleversement économique qui touche nos principaux partenaires. Et de l’autre côté, il y a des difficultés à l’échelle nationale qui s’accumulent et s’entassent depuis un certain nombre d’années résultant d’une grande instabilité au niveau économique et social : des pressions fiscales importantes, un cadre réglementaire et juridique obsolète, des autorisations accablantes, une taxation très élevée et une administration qui pousse vers l’arrière. À côté de cela, il y a les transformations technologiques, écologiques mais aussi l’évolution du modèle économique industriel. »
« Il y a des difficultés, mais nous ne sommes pas à genoux »
En revanche, il indique que ces difficultés ne signifient pas que le secteur a été mis à genoux mais qu’il faut juste saisir que le secteur n’est plus le même qu’il y a 15 ou 25 ans.
« Du bon côté, c’est un secteur très diversifié regroupant plusieurs sous-secteurs, cette diversité lui offre un effet amortisseur par rapport aux crises. Les exportations du textile et habillement ont dépassé la valeur de 9 et 10 milliards de dinars en 2022, 2023 et 2024. Ce sont les meilleures années en termes de rentabilité à l’export », a indiqué Bouagila, faisant remarquer que cela ne peut en aucun cas cacher que plusieurs segments souffrent comme le denim qui est en déclin à cause de la concurrence déloyale.
Le président de la FTTH a tenu par ailleurs à préciser que la Tunisie est un pays démographiquement petit, mais qui est bien placé au niveau des pays ayant une force de travail beaucoup plus importante que la nôtre en termes de volume.
Pour faire face à ces difficultés, nous devons avoir une vision claire à long, à moyen et à court terme et concevoir un business plan qui prenne en considération l’ensemble des difficultés qui menacent le secteur, mais aussi les spécificités et les particularités de notre pays (ressources humaines et capacités technologiques…).
Selon Bouagila, le développement du secteur du textile passe nécessairement par un partenariat réel public/privé, basé sur un choix stratégique et un positionnement clair. Et de préciser que contrairement au marché de l’exportation, c’est le marché local qui a subi la crise de plein fouet.

« Aujourd’hui, le marché local correspond à une pression trop élevée, mais aussi à la contrebande, au marché parallèle, aux importations sauvages et à un cadre réglementaire et législatif qui n’évolue pas au rythme du secteur. Si aujourd’hui, il y a un cri d’alarme à lancer c’est au niveau du marché local qui peine à se repositionner devant le flux énorme de la contrebande et du marché parallèle, des ventes en ligne et de la réglementation et des lois en vigueur. Tout cela pose vraiment un problème car ce sont toujours les entreprises bien structurées qui payent très cher la facture », a-t-il soutenu.
Benetton a perdu 1,4 milliard d’euros
Outre ces difficultés, Bouagila a évoqué la vague de départs de plusieurs entreprises vers l’Égypte, ce qui a fait perdre à la Tunisie quelques parts de marché, notamment au niveau du denim.
« L’Égypte est un grand pays en termes de population qui a instauré un climat d’investissement très favorable basé sur les avantages fiscaux et la facilitation de l’implantation tout en mettant en place un cadre fiscal incitatif et très avantageux. Les bas salaires et les tarifs réduits de l’électricité et du gaz ont aussi encouragé d’importants investissements, notamment turcs, chinois et européens à se rabattre sur ce pays et ont, en fait, une place respectable au niveau du textile et habillement. », a-t-il martelé, faisant toutefois remarquer qu’en dépit de ces difficultés, la Tunisie doit tirer son épingle du jeu et transformer ces obstacles en opportunités.
Selon lui, l’industrie du textile est dotée d’un savoir-faire de plus de 70 ans, d’une diversification, d’une main-d’œuvre qualifiée, mais ce qui lui manque, c’est une administration dynamique qui facilite les affaires et non le contraire.
Par rapport aux sociétés du textile qui ont récemment quitté la Tunisie pour s’installer ailleurs, le président de la FTTH a assuré que celles qui quittent sont des sociétés qui ne se portent pas bien et qui ont perdu de vitesse, citant le cas de Benetton.
Selon lui, cette société a perdu 1,4 milliard d’euros sur les 10 dernières années. Partout dans le monde, cette entreprise a vu son chiffre d’affaires dégringoler de 2 milliards d’euros jusqu’à arriver à 600 millions d’euros en 2024.
« C’est depuis de longues années que son business modèle ne tenait plus, d’autant plus que cette fermeture ne concerne pas uniquement la Tunisie mais aussi l’Italie, la Roumanie, la Croatie et la Serbie et vient suite à une décision stratégique de changer son business modèle et d’abandonner tout ce qui est manufacturing direct et de se concentrer sur le sourcing direct comme elle faisait, d’ailleurs, en partie », a-t-il expliqué, avant d’ajouter que le chiffre d’affaires réalisé en Tunisie n’était pas important et même celui des entreprises qui travaillent avec cette société en sous-traitance.
« On ne regrette que ceux qui ont quitté pour des difficultés réglementaires, douanières, administratives, fiscales ou autres », a-t-il soutenu.

ONIVERSE, Lear Corporation, Tena et Alsico s’installent en Tunisie
Mis à part ces départs, le président de la FTTH a annoncé qu’un bon nombre de sociétés viennent de s’installer en Tunisie, citant le groupe italien de la mode vestimentaire « ONIVERSE » qui accueille sous son toit les marques Calzedonia, Atelier Aimé et Falconeri. Ce groupe a déjà ouvert une usine à Sahline et il est en train de construire une très belle usine répondant aux normes internationales à Zriba à Zaghouan. Cet investisseur a également ouvert deux types de métiers à Slimane, et est actuellement en train de négocier deux autres grands bâtiments pour ouvrir de nouvelles plateformes permettant à une dizaine d’entreprises tunisiennes du textile et habillement de travailler avec eux.
À Menzel Bourguiba du gouvernorat de Bizerte, le géant américain « Lear Corporation » (la division textile de coiffes automobile) a investi 130 MDT en 2023. Aujourd’hui, il emploie 2500 personnes et l’objectif est d’atteindre 7000 personnes à l’horizon 2027.
Il y a aussi le groupe Borgstena Dual installé, en 2024, à Ousja dans le gouvernorat de Bizerte. Il est actif dans le textile division pour l’automobile qui a investi 3 milliards d’euros. En termes d’emplois, il vise à atteindre 1000 emplois d’ici la fin de cette année.
Il a aussi évoqué Alsico, une entreprise belge présente, en Tunisie, depuis 50 ans. Selon lui, cette société a atteint un niveau d’excellence dans les vêtements de travail de haute performance et elle a même installé son propre centre de développement et de recherche en Tunisie. Alsico s’apprête aussi à créer une nouvelle usine dans le technopôle de Monastir à Menzel Harb. Elle a déjà acheté un terrain s’étalant sur 37 mille mètres carrés avec un investissement de 10 millions d’euros. L’entreprise emploie actuellement 900 personnes avec l’objectif d’atteindre 2000 emplois.
Haithem Bouagila a assuré que la Tunisie reste la cible préférée des investisseurs, préconisant un climat d’affaires adapté et propice à l’investissement et au développement de notre industrie.
Selon lui, ces sociétés nouvellement créées ont fait face à d’énormes difficultés et leur mise en exploitation aurait dû être plus rapide si le climat d’affaires avait été meilleur et sans complexités.
« Les plaintes sont toujours très importantes de la part des industriels et des gens qui veulent investir dans le textile tunisien : une fiscalité qui s’alourdit d’une année à l’autre, une administration moins efficace. C’est un contraste entre les industriels qui veulent y investir et créer de la richesse et une administration qui bloque », a-t-il précisé.
L’Égypte et la Turquie… une opportunité
Il a fait remarquer, dans le même contexte, que la concurrence de la part de l’Égypte et de la Turquie pourrait être considérée comme une opportunité et une chance pour l’intégration régionale et euro-méditerranéenne, mais cela requiert le renforcement de la confiance avec nos voisins et partenaires régionaux :
« Grâce à cette intégration régionale, nous pouvons créer de nouvelles opportunités et de nouveaux espaces stratégiques et c’est dans ce sens que la fédération a signé un accord de partenariat stratégique avec son homologue européenne afin de créer un cadre structuré de coopération dans les domaines commercial, technique et réglementaire. Ce partenariat répond à une volonté commune de renforcer l’intégration dans les chaînes de valeur euro-méditerranéennes, consolider les échanges technologiques », a-t-il dit.
Et d’ajouter que la fédération a vu son rôle renforcé auprès des entreprises et elle est en train de gagner du terrain et beaucoup de confiance au niveau des entreprises, de ses adhérents, de l’administration, des instances européennes, des fédérations européennes et euro-méditerranéennes et des différentes parties impliquées.
« Notre objectif ultime est de rendre notre industrie forte, durable, technologique et soutenable. On se bat pour améliorer le climat des affaires. Nous avons des sessions de travail avec l’administration, au niveau des différents ministères concernés et aussi des réunions périodiques toutes les 10 semaines. Un premier round a eu lieu en mars dernier et un autre aura lieu en juin prochain avec le ministère de l’Économie en présence des représentants des différentes parties prenantes dont la Douane, la Banque centrale et les instances d’investissement. Les débats portent sur les problématiques qui freinent le développement industriel, l’économie et l’emploi. C’est aussi une occasion pour discuter de cela avec l’administration fiscale. Eux aussi ont besoin d’une forte volonté et de la mise en place de réformes et des réglementations nécessaires pour pouvoir bouger », a-t-il expliqué.
« Nous avons besoin d’une stratégie et d’une vision industrielle claires basées principalement sur l’aspect confiance, mais aussi réglementaire, fiscal, financement, autorisations et lourdeurs administratives. Des points qui devraient être améliorés dans les brefs délais. Il faut réagir aussi vite que les changements qui sont en train de se faire », a-t-il encore proposé.

Oui à l’interdiction de la sous-traitance, mais…
Abordant la question relative au nouveau Code du travail et des amendements décidés, Haithem Bouagila a déclaré que la fédération soutient fortement cette initiative, mais elle ne manquera pas d’exprimer certaines réserves sur certains articles ouvrant la porte à différentes interprétations.
Il a, par ailleurs, dénoncé l’absence de flexibilité notamment pour les jeunes entrepreneurs, les startups et les PME du textile nouvellement créées.
« Ce que nous demandons, c’est un peu de flexibilité. Bien que les entreprises du textile ou encore de l’automotive offrent les meilleures conditions de travail et qui sont en train d’investir beaucoup et d’assumer une importante charge due à un transport public défaillant, nous sommes soumis à une forte pression fiscale qui dérange », a-t-il dénoncé.
Et de conclure que la fédération est contre l’exploitation de la main-d’œuvre et les points faibles de l’ancienne loi, mais les industriels du secteur, à l’instar de tous les pays du monde, ont besoin d’un peu de flexibilité pour soutenir les nouveaux investissements dans le secteur et permettre à ceux qui sont déjà actifs de maintenir le cap.
« On ne peut pas travailler sans flexibilité. Dans les entreprises qui emploient des centaines d’employés, il faut laisser une marge de flexibilité et instaurer par exemple un minimum de 6 mois et un maximum de trois ans dans les contrats à durée déterminée. »
La fédération soutient aussi, selon lui, l’abolition de la sous-traitance qui présente moins de 0,5 % de la main-d’œuvre du secteur du textile.